Mustafa Kemal naît dans une famille d’origine paysanne. Son père, Ali Riza, d’abord petit fonctionnaire dans les services de la Dette ottomane, quitte en 1888 l’administration des finances et se lance dans le commerce du bois. À sa mort en 1893, la situation de la famille est assez précaire. Mustafa doit abandonner tôt l’école, pour accompagner sa mère chez un oncle, fermier près de Thessalonique.
Se sentant une vocation d’officier, il entre à l’école des cadets de Thessalonique malgré l’opposition de sa mère, qui veut en faire un « hodja » (prêtre). Très ambitieux, il se donne à ses études avec beaucoup d’application. À dix-sept ans, il quitte Thessalonique avec le surnom de Kemal (« perfection ») pour Monastir (aujourd’hui Bitola), la capitale de la Macédoine occidentale. En 1902, après de brillantes études à l’école militaire de cette ville, il est désigné pour suivre les cours de l’Académie de guerre d’Istanbul, où sont formés les cadres destinés au grand état-major. En 1905, à l’âge de vingt-quatre ans, il sort de l’École supérieure de guerre avec le grade de capitaine.
L’Empire turc est alors à l’agonie. Amputé à l’extérieur, il est en butte à toutes les humiliations. Ses finances et son commerce passent progressivement sous contrôle étranger. Il croule sous le poids de ses dettes, et son indépendance n’est plus qu’une fiction. Miné par la question d’Orient, il ne doit sa survie qu’à la rivalité des grandes puissances, qui s’épient jalousement en attendant de se partager les dépouilles de l’« homme malade ». Le Sultan maintient un pouvoir théocratique et gouverne selon les prescriptions de l’islam. Hostile à toute innovation, il s’appuie sur un clergé qui exerce son influence dans le sens de la religion la plus réactionnaire.
L’agitateur politique
C’est à Monastir que Mustafa Kemal prend conscience de cette situation. La capitale de la Macédoine occidentale constitue alors le centre de l’agitation. Les organisations secrètes y foisonnent. Mustafa découvre, à travers leurs publications, le caractère despotique du régime ainsi que l’incurie et la corruption des administrateurs impériaux. Il y puise aussi certaines théories qui préconisent le renversement de l’Empire. Très vite, il est gagné aux idées modernistes, que fortifie la lecture secrète de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de Mirabeau et de Robespierre. Il écrit pour un journal clandestin des articles sur la liberté et appelle ses camarades à délivrer la Turquie des « vampires étrangers et des fonctionnaires sans scrupule qui la mettent au pillage ».
A Istanbul, il s’aperçoit, non sans étonnement, que la plupart de ses camarades de l’École de guerre partagent ses opinions à l’égard de l’Empire et se sentent humiliés par l’ingérence des puissances étrangères dans les affaires du pays. Il existe alors à l’École un cercle d’études, le Vatan, qui, outre ses activités officielles, tient des réunions clandestines et publie un bulletin bimensuel intitulé Vatan (« Patrie »), dans lequel les aspect traditionnels de la vie turque sont dénoncés avec une virulence toute particulière. L’islamisme y est présenté comme l’antipode du progrès, et le clergé comme l’ennemi du peuple. Les membres du Vatan s’engagent sur la foi du serment à délivrer le peuple de l’absolutisme du Sultan et de l’emprise du clergé, à extirper du pays les vieilles idées et à lui infuser des idées nouvelles.
Interdit à l’école, le Vatan cesse d’être un cercle d’études pour devenir une association secrète. Mustafa en assume alors la direction. À la fin de 1904, le groupe est découvert, et Mustafa est arrêté avec quelques-uns de ses amis. Mais, quelques semaines plus tard, le jeune capitaine est gracié et affecté à un régiment de cavalerie à Damas. Il ne renonce pas pour autant à ses activités politiques. Il n’abandonne pas son rêve de constituer une nation indépendante, moderne et libérée des entraves du passé. En Syrie, il gagne la confiance des jeunes officiers hostiles au régime et organise parmi eux plusieurs sections du Vatan. Mais il s’aperçoit que le pays n’offre pas un terrain propice à une action sérieuse et demande son affectation dans une garnison européenne. En 1907, il est nommé à l’état-major de la IIIe armée de Thessalonique.
La ville connaît alors une intense activité politique. Mustafa tente d’y organiser une section du Vatan. Mais les officiers sont déjà acquis au comité « Union et Progrès », mouvement moderniste qui préconise la lutte contre le despotisme du Sultan et l’institution d’un régime constitutionnel à l’instar des puissances européennes. Mustafa adhère à ce mouvement, mais ne tarde pas à entrer en conflit avec ses dirigeants, qu’il accuse de démagogie. Du reste, trop orgueilleux pour accepter l’autorité du comité, il est définitivement mis à l’écart.
Ainsi, en 1908, lorsque les Jeunes-Turcs du mouvement « Union et Progrès » prennent le pouvoir, il se trouve en dehors de la vie politique. Cependant, quand, en 1909, le sultan Abdülhamid II parvient, grâce à l’appui du clergé, à expulser le nouveau gouvernement, accusé d’athéisme, Mustafa contribue à sauver la situation, en mettant au service de la révolution l’armée de Macédoine, à laquelle il appartient comme officier d’état-major.
Revenus au pouvoir, les Jeunes-Turcs renvoient Mustafa en Macédoine, où il est nommé chef d’état-major de la IIIe armée. En 1910, Mustafa est chargé de réorganiser l’école d’officiers de Thessalonique. C’est alors qu’il commence à dénoncer les nouveaux dirigeants, leur reprochant de renouer avec la politique d’emprunt de l’ancien régime, d’ouvrir le pays à la pénétration allemande et de sacrifier ainsi son indépendance.
Le soldat
En 1911, Mustafa Kemal cesse toute activité politique pour se consacrer à son métier de soldat et lutter contre les agressions des pays européens. Il se distingue d’abord en Tripolitaine (1911-1912) contre les Italiens, qui ont attaqué, sans préavis, cette province ottomane, ensuite au cours de la première guerre balkanique (1912-1913) lorsqu’il parvient à interdire aux Bulgares l’accès de la presqu’île de Gallipoli. Cette dernière victoire sauve les Dardanelles et évite à la Turquie d’être envahie. En 1914, lors de l’éclatement de la Première Guerre mondiale, Mustafa est un soldat confirmé. Il participe à la défense des Détroits, d’abord comme colonel, ensuite à la tête d’une division. Sa victoire d’Anafarta (août 1915) contre les forces alliées écarte pour un temps le danger qui pèse sur les Dardanelles. Dès lors, Mustafa Kemal devient un personnage célèbre.
Cependant, il est conscient que le rapport des forces est favorable aux Alliés. Au surplus, le vainqueur des Dardanelles supporte mal l’emprise de l’Allemagne sur son pays. Il préconise la rupture avec cette puissance et la conclusion d’une paix séparée avec les Alliés.
Pour l’éloigner de la capitale, le gouvernement lui donne successivement le commandement du 16e corps d’armée au Caucase (1916), celui de la IIe armée dans l’est anatolien (1917) et celui de la VIIe armée en Syrie (1917-1918).
Le 30 octobre 1918, l’Empire ottoman vaincu signe un armistice avec les puissances alliées. L’Empire perd toutes ses possessions européennes et arabes. Les forces de l’Entente stationnent jusque dans le territoire turc et contrôlent la police, la gendarmerie et les ports. Les troupes britanniques occupent la capitale et les Détroits. Le nouveau gouvernement paraît disposé à accepter les conditions humiliantes des Alliés et à sacrifier l’indépendance du pays. La population, lassée par la guerre, semble résignée à son sort.
Le chef de la Résistance
Avec un courage et une volonté exceptionnels, Mustafa entreprend de faire face à la situation. Il s’agit pour lui non pas de rétablir l’Empire, dans lequel il voit les malheurs du peuple turc, mais de protéger la Turquie contre les convoitises étrangères et les velléités de conquête des milices nationalistes arméniennes. Pour cela, il faut compter non pas sur le gouvernement, prisonnier des Anglais et enclin à toutes les compromissions, mais sur la population turque elle-même. Dès 1918, Mustafa jette les bases d’une résistance populaire dans les montagnes d’Anatolie. Le mouvement se développe en 1919 à la suite du débarquement des troupes grecques à Izmir et dans la Thrace orientale.
Au mois de mai de la même année, le gouvernement confie à Mustafa, dont il ignore encore les rapports avec la Résistance, la charge de rétablir l’ordre en Anatolie. Mustafa Kemal exploite sa situation de gouverneur général des provinces orientales pour préparer des conditions favorables à la libération de la Turquie. Sitôt installé, il réorganise l’armée turque, place toutes les organisations de la Résistance sous l’autorité d’un état-major unique et entreprend une tournée dans la campagne d’Anatolie pour exhorter les paysans à défendre la patrie.
Le sultan Mehmed VI (1918-1922) le relève alors de son commandement, le casse de son grade de général et donne l’ordre à toutes les autorités civiles et militaires de ne plus lui obéir.
Mais la position de Mustafa est assez forte pour qu’il puisse tenir tête au gouvernement. Au demeurant, il arrive à convaincre ses compagnons que le Sultan agit sous la pression des Anglais, qui s’opposent à l’indépendance de la Turquie. Bien plus, il parvient à obtenir leur accord pour la constitution d’un nouveau pouvoir en Anatolie, loin de toute contrainte, sous la forme d’un gouvernement provisoire.
Le 23 juillet 1919, les chefs militaires réunis à Erzurum sous la présidence de Mustafa décident de convoquer un congrès populaire à raison de trois délégués par district. Le congrès, qui se tient à Sivas le 4 septembre, affirme le droit du peuple turc à l’existence et sa volonté de résister à l’occupation étrangère. Il constitue, sous la présidence de Mustafa, un comité qui s’érige en gouvernement provisoire et obtient le droit d’agir en toute indépendance à l’égard du gouvernement d’Istanbul.
Pour neutraliser Mustafa, le Sultan renvoie son Premier ministre, sur lequel il rejette toutes les erreurs commises, et ordonne de procéder à des élections générales. La manœuvre réussit parfaitement. Le nouveau Parlement accepte, malgré l’opposition de Mustafa, de se réunir à Istanbul. Le vainqueur des Dardanelles est sur le point de perdre la partie, lorsque, au mois de mars 1920, les Anglais décident de mettre fin à l’existence d’une Assemblée considérée comme intransigeante. Mustafa appelle alors à l’élection d’une Grande Assemblée nationale (Büyük Millet Meclisi).
Celle-ci se réunit à Ankara le 23 avril 1920 et désigne un comité exécutif qu’elle déclare être le gouvernement légal, mais provisoire du pays. Très vite, ce dernier entre en lutte ouverte contre le Sultan. Usant de son pouvoir spirituel, Mehmed VI déclare Mustafa et ses compagnons renégats et hérétiques, et appelle la population à la lutte contre les « ennemis de Dieu ». Pendant quelque temps, le pays est déchiré par une guerre civile atroce, où les partisans du Sultan semblent l’emporter sur ceux du gouvernement provisoire. Mais la conclusion du traité de Sèvres (10 août 1920), qui sacrifie l’indépendance et l’intégrité de la Turquie au profit non seulement des puissances de l’Entente, mais aussi de la minorité arménienne qui avait ouvertement œuvré avec celles-ci, soulève l’indignation de la population, qui se tourne vers les nationalistes pour sauver le pays.
L’adhésion massive et résolue du peuple turc permet au chef du gouvernement provisoire de modifier la situation. Dès 1920, celui-ci bat les Arméniens, et impose à ces derniers la restitution des districts d’Artvin, d’Ardahan et de Kars. En 1921, ses troupes remportent deux importantes victoires sur les Grecs, d’abord à Inönü (7 janvier), ensuite dans la région du fleuve Sakarya (13 septembre). En 1922, Mustafa Kemal écrase l’armée hellène à Afyonkarahisar (26 août) et fait une entrée triomphale à Izmir (9 septembre).
Par ces victoires, Mustafa, surnommé Gazi (le « Victorieux »), écarte tout danger de la Turquie et impose un nouveau traité aux Alliés. Celui-ci, signé à Lausanne le 24 juillet 1923, reconnaît la Turquie comme une puissance souveraine et indépendante dans toute la partie de l’ancien Empire ottoman habitée par une majorité turque.
Le chef de l’État turc
Le Gazi est alors au faîte de sa puissance. Très vite, il entreprend de réaliser son programme, qui consiste à édifier une république nationale, indépendante et laïque.
La tâche est loin d’être aisée et comporte même beaucoup de risques. Il s’agit, en effet, d’arracher la Turquie à la religion musulmane pour l’élever au rang d’une nation moderne. L’islam étant un dogme, un rite et un code à la fois, la vie publique comme la vie privée de la population vont être bouleversées. Mustafa Kemal est conscient des embûches que vont dresser sur son chemin ses adversaires politiques et surtout un clergé encore influent sur une population profondément islamisée. Déjà, en 1922, il rencontre beaucoup de difficultés pour déposer Mehmed VI et abolir le sultanat, malgré le caractère vétuste et despotique de cette institution.
Pour venir à bout de tous les obstacles, il crée un instrument politique. Il transforme les comités de résistance fondés en 1919 en parti: le parti du peuple (Halk firkasi), devenu en 1923 le parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, C.H.P.), qui, au nom de l’unité nationale, vise à grouper autour de lui toute la population sans distinction de classes.
Toutefois, les élections d’août 1923 ne donnent pas la majorité absolue au parti. Mais l’Assemblée, paralysée par la lutte des factions, fait appel à Mustafa. Celui-ci constitue un gouvernement homogène avec les membres de son parti et fait proclamer le 29 octobre 1923 la République présidentielle.
Président de la République et chef suprême de l’armée, il préside, quand il le juge nécessaire, l’Assemblée nationale et le Conseil des ministres, dont il choisit lui-même le président parmi les membres du Parlement.
La bataille de la laïcisation
Le Gazi peut désormais engager la bataille de la laïcisation. Pour cela, il lui faut tout d’abord supprimer le califat. En effet, garant de la foi, le calife peut, au nom de l’islam, s’opposer à toute innovation: il est d’autant plus dangereux qu’il dispose d’une autorité spirituelle qui s’étend sur tout le monde musulman.
Une fois de plus, la lutte s’engage entre conservateurs et modernistes. Le Gazi accuse ses adversaires de vouloir, de connivence avec l’Angleterre qui complote, se servir du calife pour renverser la République. Le clergé est présenté comme traître à la nation, et l’Assemblée accepte de voter une loi condamnant à mort ceux qui s’opposent à la République et manifestent de la sympathie en faveur de l’ancien régime. Le 3 mars 1924, le califat, cette institution treize fois séculaire, est supprimé, à la grande consternation de tout le monde musulman. La même loi proclame la sécularisation totale de l’État. Il s’agit plus précisément de substituer des tribunaux et des codes modernes aux tribunaux et aux codes musulmans ainsi que des écoles d’État aux écoles de prêtres.
La législation, fondée sur les préceptes coraniques et les interprétations des docteurs de la loi, est bouleversée de fond en comble. Le statut personnel ne relève plus de l’islam. La polygamie est interdite, de même que la répudiation prononcée par le mari. Le Code civil suisse, adopté en 1926, donne à la femme turque des droits en identiques à ceux de la femme helvétique. Bien plus, pour abroger l’inégalité des sexes, le Gazi lui accorde les droits politiques et lui permet de se soustraire à des traditions surannées, tels le voile et le harem.
De même que la législation, l’enseignement est arraché à la religion. Toutes les écoles religieuses, y compris celles des chrétiens, sont abolies ou laïcisées. Un nouvel enseignement laïque se développe progressivement à tous les niveaux. Les programmes et les méthodes pédagogiques s’inspirent des systèmes en usage dans les pays européens. La nouvelle école vise la propagation des idées modernes et la formation d’une élite d’une grande vigueur physique et intellectuelle pour élever la Turquie au niveau d’une nation occidentale.
Mais Mustafa Kemal est impatient de rattraper l’Occident. Sans attendre les résultats de l’enseignement, il s’engage dans une entreprise d’occidentalisation qui touche chaque Turc jusque dans sa vie intime: son nom, sa langue et même ses vêtements. Après l’adoption du Code civil suisse, du Code commercial allemand, du Code pénal italien, du système métrique et du calendrier grégorien, le Gazi passe à l’occidentalisation des mœurs d’une population très marquée par les coutumes islamiques.
En 1926, il interdit le port du fez, « emblème de l’ignorance et du fanatisme », et impose le chapeau ou la casquette, « coiffure du monde civilisé ». Et, devant la réticence de la population, il fait voter par l’Assemblée, en juillet 1926, une loi assimilant le port du fez à un attentat contre la sûreté de l’État. Deux ans plus tard, il s’engage dans une campagne de latinisation de l’écriture turque. Il fait une tournée à travers le pays pour expliquer les difficultés et les inconvénients de l’écriture arabe, et pour initier personnellement la population à l’alphabet latin. Le 3 novembre 1928, l’usage de cet alphabet est rendu obligatoire dans tout le pays. Le Gazi impose ensuite à ses sujets l’adoption, à l’instar des Occidentaux, de noms patronymiques. Pour donner l’exemple, il commence lui-même par prendre un nom de famille suggéré par ses proches: Atatürk, c’est-à-dire « Père des Turcs » (24 novembre 1934).
Les transformations économiques
Toutefois, Mustafa Kemal sait qu’on ne peut pas transformer la Turquie par de simples lois et discours, et que l’avance de l’Occident découle essentiellement de son développement économique. Il faut donc transformer les structures économiques du pays, développer son agriculture, le doter d’un excellent réseau de communications et jeter les bases d’une industrie pratiquement inexistante.
L’accroissement des moyens de transport, en permettant l’acheminement des céréales d’Anatolie vers les régions côtières, encourage les paysans à augmenter les surfaces cultivées et à introduire, avec l’aide des autorités, des méthodes de culture modernes. Aussi la surface ensemencée passe-t-elle de 1 829 000 ha en 1925 à 6 338 000 ha en 1938, et la production des céréales de 849 000 t en 1926 à 6,8 Mt en 1938. Il est vrai qu’au cours de cette période la population est passé de 13 millions à 18 millions d’habitants.
Mais la politique industrielle se heurte à un obstacle majeur: la pauvreté du pays en cadres, en techniciens et en capitaux. En effet, les Turcs sont essentiellement des paysans, des soldats et des fonctionnaires. Le commerce, les banques, l’industrie et même l’artisanat sont détenus par les minorités grecques et arméniennes qui ont profité depuis des décennies du régime dit des “Capitulations”. Or, pour assurer l’unité et la cohésion de la Turquie et construire une nation ressoudée, le Gazi pratique une politique vigilante à l’égard des allogènes, considérés comme des éléments troubles. Les chefs de tribus kurdes et les milices révolutionnaires arméniennes sont vaincus et soumis. Sous l’initiative de la Société des Nations (S.D.N), les colonies grecques d’Asie Mineure (environ 2 millions d’habitants) sont échangées contre les Turcs installés en Grèce. De là une hémorragie de cadres qui devait, pour un temps, désarticuler l’économie du pays.
Malgré ces difficultés, Mustafa Kemal, très jaloux de son indépendance, ne fait pas appel aux puissances occidentales pour combler le vide laissé par les Grecs et les Arméniens. Et, s’il accepte l’assistance technique de l’U.R.S.S., il refuse toute intrusion de capitaux étrangers dans l’économie du pays. Au surplus, très édifié par l’histoire ottomane, il évite de rééditer la politique d’emprunt et le système des Capitulations, qui constitue à ses yeux l’une des causes du déclin de l’Empire. Pour sauvegarder son indépendance, la Turquie doit donc vivre en autarcie financière. Elle constitue avec des moyens modestes un système de crédit contrôlé par l’État.
Cette politique d’indépendance n’implique pas pour autant l’isolement du pays par rapport au reste du monde. Outre sa politique de bon voisinage avec l’U.R.S.S., la Turquie élargit progressivement son audience internationale. En 1932, elle est admise à la S.D.N. au même titre que les autres membres de cette organisation. Inquiète de la montée du fascisme en Europe, elle forme en 1934 avec la Roumanie, la Grèce et la Yougoslavie le pacte balkanique. En 1937, par le pacte de Sadabad, elle consolide ses relations d’amitié avec les États musulmans voisins, l’Iraq, l’Iran et l’Afghanistan, ces deux derniers pays pouvant, dans la pensée du Gazi, constituer avec la Turquie la confédération des peuples touraniens. Quelques mois auparavant, elle obtient la révision des clauses du traité de Lausanne sur les Détroits. La convention de Montreux (20 juillet 1936) rétablit sa souveraineté sur le Bosphore et les Dardanelles. Cette volonté d’un monde apaisé et tout à fait en phase avec la devise de Mustafa Kemal qui apparaît sur l’emblème notre de notre Fédération: “Paix dans le paix, paix dans le monde”.
Ainsi, deux ans avant sa mort, survenue le 10 novembre 1938, Mustafa Kemal réalise l’indépendance totale du pays. Il laisse une nation reconstituée, indépendante, respectée et libérée – du moins dans ses institutions – des entraves du passé et des visées impérialistes des pays occidentaux.